Pression sur le gaz de schiste
Delphine
Batho ne cède pas. Dans un solide documentaire, sur France 5,
l'ex-ministre de l'Écologie met en garde contre les lobbies
industriels et leur spéculation.
(Interview fait le 14/10/2014 par Sophie Bourdais et Weronika Zarachowicz - Télérama n° 3378)
«
Le combat est inégal, la pression des multinationales augmente »,
alerte la députée PS, Delphine Batho. - Photo : Paolo Verzone /VU
pour Télérama
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Le
vent est-il en train de tourner sur l'interdiction d'exploiter le gaz
de schiste en France ? Dans le documentaire de Michel Tédoldi,Gaz
de schiste : les lobbies contre-attaquent,
la députée PS Delphine Batho, ancienne ministre de l'Écologie, du
Développement durable et de l'Énergie (1), témoigne du harcèlement
des lobbies
industriels pour
faire bouger la position française.
Les
pro-gaz de schiste invoquent aujourd'hui la possibilité d'une
fracturation « écologique ». Qu'en pensez-vous ?C'est
bidon .L'industrie
du tabac a
utilisé la même stratégie avec la cigarette « light ». Les
scientifiques ont mis dix ans à prouver qu'elle avait le même effet
cancérigène que la cigarette normale. Aujourd'hui, les industriels
nous vendent une fracturation « light », mais ça reste de la
fracturation hydraulique ! Pour obtenir un peu de gaz, des milliers
de forages sont nécessaires, ce qui démultiplie l'impact
environnemental. Rappelons que la loi de 2011, qui interdit la
fracturation hydraulique, et qui a depuis été confirmée par le
Conseil constitutionnel, repose sur des connaissances scientifiques.
On sait que cette technique provoque des dégâts irréversibles.
La
loi de 2011 a été votée sous Nicolas Sarkozy. Celui-ci vient de se
déclarer favorable à l'exploitation des gaz de schiste. Ce
revirement vous surprend ?A-t-il changé d'avis ? Il faut se
souvenir que c'est sous sa présidence que Jean-Louis Borloo a
délivré des permis d'extraction. Et que c'est une mobilisation
citoyenne sans précédent qui a enrayé la machine et imposé la loi
de 2011.
Peu
après votre éviction du gouvernement, en juillet 2013, vous
affirmiez que le gaz de schiste et le nucléaire étaient les cibles
principales des lobbies. Vous le pensez toujours ?Ces
deux sujets confrontent la démocratie et un certain conservatisme
industriel. L'offensive sur le gaz de schiste est liée à la
situation américaine : les États-Unis sont en surproduction, le
prix du gaz y est très bas. C'est un avantage économique pour
certains secteurs industriels, mais un inconvénient pour les
compagnies pétrolières qui ne rentabilisent pas leurs
investissements, et veulent à tout prix exporter leur technologie en
Europe, quitte à surévaluer les ressources qui s'y trouvent. Total
et Exxon Mobil viennent d'ailleurs de se désengager de Pologne.
L'eldorado qu'on nous fait miroiter est un mirage.
“Le
gaz de schiste n’est pas rentable.”
Corinne
Lepage affirme n'avoir jamais vu un lobbying aussi intense au
Parlement européen. Et à l'Assemblée nationale ?Le Medef
ne s'était pas manifesté au moment de la loi de 2011. Après la
victoire de la gauche, en 2012, il s'est tout à coup imposé comme
le premier promoteur du gaz de schiste, devenu la baguette magique
qui résoudrait tous nos problèmes économiques. Mais le gaz de
schiste n'est pas rentable. Aux États-Unis, les dégâts écologiques
ne sont pas comptabilisés dans le prix du gaz. En France, les règles
de droit commun en matière d'environnement conduiraient à des coûts
gigantesques.
Un
arrêté accordant un permis de recherches dans le Lubéron serait en
attente de signature au gouvernement. La ministre de l'Écologie,
Ségolène Royal, défend-elle toujours fermement la position
française ?Je juge sur les décisions. En septembre 2012,
François Hollande a clairement affirmé son opposition à
l'exploitation et à l'exploration du gaz de schiste. Mais il ne faut
pas être naïf : des compagnies pétrolières spéculent sur la
détention de permis en France. Même si ces permis concernent des
hydrocarbures conventionnels, comme dans le Lubéron, elles veulent
en obtenir en vue du jour où l'exploitation du gaz de schiste serait
autorisée. Les compagnies américaines peuvent même les valoriser
dans leurs actifs.
Aux
États-Unis, elles n'ont pas eu de mal à convaincre des particuliers
de leur vendre leurs terrains…Aux États-Unis, le
propriétaire du sol l'est aussi de son sous-sol, ce qui permet aux
compagnies d'acheter les gens. En France, le sous-sol appartient à
l'État, ce qui change tout. Demandez aux habitants de Rhône-Alpes,
de PACA, d'Ile-de-France, s'ils veulent des forages à côté de chez
eux, la réponse est non ! C'est bien pour cela que Christian Jacob,
député de Seine-et-Marne (2) et président du groupe UMP à
l'Assemblée nationale, a initié la loi de 2011.
“Le
combat est inégal, la pression des multinationales augmente.”
Les
politiques peuvent donc résister ?La meilleure preuve, c'est
que la loi française a été confirmée. La France a ainsi porté un
message universel, en affirmant qu'il n'y a pas que le profit à
court terme, qu'il faut prendre en compte la nature, l'eau, le
climat… Depuis, il y a eu des mobilisations citoyennes en Roumanie,
en Pologne, et l'Allemagne, qui était censée se lancer dans le
gaz de schiste, a repoussé la décision à 2021. Le combat est
inégal, la pression des multinationales augmente, et c'est pour cela
qu'elles concentrent leur attention sur la France.
Vous
avez mis en cause Philippe Crouzet, patron de Vallourec, pro-gaz de
schiste, pour avoir annoncé votre départ du gouvernement des
semaines avant qu'il ne se produise. Philippe Crouzet est l'époux de
Sylvie Hubac, directrice de cabinet de François Hollande. Est-ce,
selon vous, une preuve de la perméabilité entre les mondes
politique et industriel ?Cela pose effectivement la question
des conflits d'intérêts. Il faut rétablir des frontières étanches
entre les grands groupes et le service de la République.
Le
documentaire pointe aussi le rôle du corps des ingénieurs des Mines
dans le lobbying pro-gaz de schiste, notamment au sein du
gouvernement…Ce n'est pas parce qu'on est issu de telle
école qu'on a forcément une position uniforme, et ça ne correspond
pas à ce que j'ai vécu dans l'exercice de mes responsabilités
ministérielles. Faire le procès des hauts fonctionnaires est un peu
facile, alors qu'il s'agit de décisions politiques. D'ailleurs, les
rapports qui font date sur les risques de la fracturation hydraulique
émanent du corps des Mines.
Vous
restez optimiste ?Je suis convaincue que les lobbies du gaz
de schiste n'auront pas gain de cause. Cela dit, la France ne peut se
contenter de camper sur une position défensive. Nous avons besoin
d'une alternative positive, d'une réelle transition énergétique
qui permette de résoudre la crise à laquelle nous sommes
aujourd'hui confrontés.
(1)
Son livre,Insoumise, paraît le 15 octobre aux éditions
Grasset, 256 p., 18 €.
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